Voici les textes des participants au cinquième volet du projet Ambassadeurs de rivières. J’ai créé ce projet il y a deux ans, en réponse à l’appel des maires de diverses municipalités, lorsqu’ils se sont opposés à la construction de l’oléoduc Énergie Est. Ce fut d’abord le concours littéraire La rivière des Mille-Îles m’inspire sur la rive sud de cette rivière, c’est-à-dire du côté de Laval, mais en invitant les gens de toutes les régions du Québec à participer.
Nous avons organisé un événement à la fin avec chant autochtone d’ouverture et lecture collective et les textes des participants ont ensuite été mis sur le site internet de notre partenaire, le Parc régional de la Rivière-des-Mille-Îles. L’expérience ayant été très positive pour tous, j’ai décidé de poursuivre. La Coalition Eau Secours! m’a alors demandé de devenir Porteuse d’eau, puis représentante des Porteurs d’eau du Québec.
Cette année, en 2017, pour les 20 ans d’Eau Secours! et avec l’aide du regroupement d’auteurs R.A.P.P.E.L. : Parole-Création (Regroupement des auteurs professionnels, publics et émergents lavallois), nous avons organisé divers projets, théâtres d’ombres filmés réalisés dans des Maisons des jeunes, colligé des témoignages d’aînés au sujet des rivières pour en faire un clip, créé des spectacles collectifs multilingues, à l’occasion entre autres du Jour de la Terre, et organisé plusieurs concours littéraires visant la mise en valeur des rivières du Québec.
À la fin de 2017, neuf concours littéraires auront visité des rivières du Québec. Le concours La rivière Saint-Charles m’inspire est le cinquième volet de ce projet. Je voudrais remercier notre partenaire, la Société de la Rivière Saint-Charles et celle de monsieur André Marceau, qui a aidé à la diffusion et qui a accepté d’intégrer l’événement final dans la série d’événements qu’il organise avec le Tremplin d’actualisation de poésie au TAM TAM Café.
Je remercie chacun qui a offert sa voix, sa plume, qui a pris la parole pour célébrer la rivière Saint-Charles, ce qui est une autre façon de la protéger. Bien qu’il y ait des finalistes et des lauréats, tous les textes des participants seront mis en ligne de façon permanente sur le site de RAPPEL : Parole-Création et sur celui de la Société de la Rivière Saint-Charles.
Il restera donc, en permanence, la trace des prises de parole. Lorsque le dernier volet du projet 2017 sera terminé, j’ai pris l’engagement d’aller porter une copie de tous les textes écrits au cours de ce projet au bureau du premier ministre du Québec et au bureau du premier ministre du Canada, comme un manifeste littéraire témoignant de l’attachement des gens du Québec à leurs rivières.
Je remercie les jurys du concours : Mme Annie-Molin Vasseur, poète, Mme Marguerite Thébaut, conteuse, et Mme Valérie Langlois, romancière. Je remercie aussi nos commanditaires; le député André Drolet, la députée Agnès Maltais et la Librairie Pantoute.
Vie et santé à nos rivières!
Nancy R. Lange
présidente de RAPPEL : Parole-Création
représentante des Porteurs d’eau pour Coalition Eau Secours!
Voici les textes participants…
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Le méandreux bucolique
je suis ta déferlante sur le bord de ta saignée de bruissements lumineux
tu m’échoues, tu me déracines, tu me rives
me creuses à ta chair d’eau
me rocailles, me berges de tes écorces
m’emmailles de vents feuillus
libre
tes ombres fluides se brisent aux branches tordues de nos mémoires
tu me frôles, me chantes des mésanges
tu me couvres de ta forêt apaisée par des lunes chaudes
tu me roules d’écueil, tu me courants, me sailles, me courbes, me saules, me buisses, me fougères
tu me pousses à ton fleuve
alors, prends-moi
que je me méandre
Gabrielle Laroche
lauréate
2.
Je suis pleine de neuf mois bien ronds. Deux fois, ce jour-là, je marche jusqu’à la rivière pour voir ses eaux, rompues, qui débordent par-dessus la glace. Mi-janvier, et pourtant il pleut depuis deux jours. Bientôt, il n’y aura plus d’hiver. Elle gronde.
Ce soir-là, la tempête se soulève dans mes entrailles. Je résiste aux vagues, luttant pour retrouver mon lit. Puis, au cœur de ma douleur, je m’accroche à cette image d’elle, forte, rebelle, indomptable.
Je suis la rivière.
Le torrent se transporte dans mon corps pour laisser naitre en moi la puissance de la vie créatrice. Quand il n’y aura plus d’hiver, les rivières seront grosses.
Elles accoucheront de nous.
Catherine Avard
6 mars 2016
Mur des femmes contre les oléoducs et les sables bitumineux
finaliste
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Mille détours, mille rencontres
Comment dire : falaises, dénivelés, rapides, cascades, chutes, saut, terrasse
Ruisseau, coulée, fossé, caniveau, canal, rivière
Le cours, le lit, la source, le bras, l’affluent, le tributaire jaillissant, ruisselant…
Bassin versant, sous-bassin, sous-bassement, sous-basse-ville, soubresauts
Sortir rapidement son Canyon de sa poche et se noyer
Dans l’abyme photographique du paysage Saint-Charles
À travers le regard de Nicolas, d’une image renversée, les pieds trempés.
Ici le chic choc croisement
D’une basse terre, battue, avec son bouclier… laurentien
Jadis on disait que Kabir joignait Cuba par la Huronie
Que les blocs erratiques surfaient sur des glaciers
Ou d’immenses vagues paléocéannes brunes.
Vint l’exode de l’eau, un caillou qui s’érode
Puis les moulins, les inondations artistiques et mémorielles
Encore aujourd’hui les sentinelles perdurent, se perdent et serpentent
J’entends que ces méandres croassent des HA! HA!
Des vous-ne-me-saisirez-pas-non-non! ondoyants verdoyants
Car la folie d’attraper l’eau avec une puise c’est
Une rigolade, un rire de la rigole d’eau…
Toujours tu vas vers le fleuve, paysage! Va!
Julien Bourbeau
La Traversée — Atelier québécois de géopoétique
finaliste
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Défiler l’eau
Quelques jours avant la tenue de l’atelier nomade portant sur la rivière Saint-Charles, je me suis rendu aux abords de ladite rivière pour y parcourir ses berges à vélo et à la marche. Nul doute que le texte que m’avaient demandé de préparer les organisateurs Christian, Jean et Nicolas au sujet d’un paysage bien précis — texte qui serait lu in situ — m’attirait en ces lieux. Par ailleurs, l’affection que j’éprouve vis-à-vis des cours d’eau urbains disparus ou menacés de la métropole québécoise n’était pas étrangère non plus à mon désir de venir saluer la « camarade » Saint-Charles, épargnée du sort de la canalisation « souterraine ». Enfin, le prétexte d’un entraînement à vélo en vue de préparer un voyage cyclotouriste m’amenait décidément jusque dans les rues de la Capitale.
* * *
Pourquoi ne pas rouler à vélo aux abords de la rivière Saint-Charles? Nicolas me met en garde : les quatre premiers kilomètres depuis l’embouchure sont cyclables, mais au-delà de ceux-ci, ce sont des sentiers pédestres. Les vélos y sont interdits. Le réceptionniste du dernier motel du boulevard Wilfrid-Hamel me déconseille même de m’y aventurer : « Je ne veux pas vous contrarier, mon cher monsieur, mais il n’y a pas de piste le long de la Saint-Charles. Vous feriez mieux de rouler vers les chutes Montmorency ou faire le corridor du Littoral. C’est plus joli et plus intéressant. Enfin, c’est comme vous voulez. » Le remercier poliment. Et chercher la rivière… moins jolie et moins intéressante!
* * *
Une semaine après les conseils du réceptionniste, les organisateurs de l’atelier nomade nous amènent, géopoéticien de La Traversée, au Québec Broue, un pub sis tout près de la Saint-Charles, pour boire une bière audacieuse, servie par des serveuses en légère tenue. Une enseigne y mentionne : « Bienvenue au paradis ». Mais de quel paradis s’agit-il?
Nicolas soulève un paradoxe : malgré la proximité de la rivière, le Québec Broue est muni d’une terrasse avec une vue sur le stationnement, mais dont les panneaux de bois masquent la rive! Le pub tourne complètement le dos au boisé riverain, ou du moins ne lui réserve que ses bacs à ordures. Selon Nicolas, cette posture serait révélatrice de l’indifférence de la population — de jadis, espérons-le! — à l’égard de la Saint-Charles. Et je me dis que la disparition de nombreux plans d’eau urbains ne serait pas étrangère à ce désintérêt plus général. Comment expliquer ce refus ou cette difficile cohabitation? « Bienvenue au paradoxe ».
* * *
J’enfourche mon vélo et avance à la vitesse « flâneur » sur la piste cyclable qui longe la Saint-Charles. À cette heure matinale, les cyclistes convergent vers le centre-ville. Ils filent devant, la chemise dans le vent, doublant ce cycliste trop lent pour eux. Je me demande s’ils remarquent encore le paysage qui se profile à leur côté. Ils semblent plutôt absorbés par les sentinelles perchées qui orchestrent le rythme de la cité. J’incarne moi-même ce paradoxe les matins où mon vélo me conduit machinalement et rapidement au travail. Je ne m’arrête plus devant ces paysages qui commanderaient un arrêt, mais seulement aux intersections et feux de circulation. Aujourd’hui, je laisse mon vélo suivre le courant dériveur, conscient que je suis lenteur, obstacle à dépasser, comme ces rochers qu’il nous faudra contourner, Yannick et moi, en canot, une semaine plus tard, lorsque nous pagaierons dans les méandres du secteur urbain de la rivière.
Et malgré toute cette lenteur cycliste, me voici à l’embouchure; là où la rivière joint la Grande Rivière. Il me faut d’ores et déjà revenir sur mes pas et recroiser tous ces ponts et passerelles traversés plus tôt.
Changement perceptible des usagers : ce sont les retraités et personnes âgées qui investissent maintenant la piste, ils observent l’état d’avancement des travaux d’aménagement d’une nouvelle passerelle. Des enfants de garderies s’amusent aussi dans le parc. Des coureurs filent avec des écouteurs dans les oreilles. Il faudra même faire attention, une semaine plus tard, aux canotiers qui traverseront la piste cyclable en portant à bras d’imposants canots jaunes Légaré! Une ligne de force bien vivante et animée que la Saint-Charles…
Au pont Scott se termine la piste cyclable. Mais il existe une alternative pour continuer de rouler le long de la rivière et rester, à la manière d’Yves Lacroix, « au plus près de l’eau » : prendre le surprenant boulevard Père-Lelièvre. Celui-ci épouse en quelque sorte la forme des méandres de la Saint-Charles. Regardez bien la carte routière! Il semble la suivre en parallèle. Comme si son aménagement avait respecté ses courbes, qu’à sa constitution, l’on s’était refusé d’appliquer une grille cartésienne industrielle qui aurait remblayé ses eaux dans les égouts collecteurs. À la place, on y voit un chemin respectant sa suprématie.
En effet, j’apprends sur le site Internet de la ville de Québec qu’avant d’être « Père-Lelièvre », le boulevard portait le nom de « chemin de la Petite-Rivière », et que son tracé suit un chemin encore plus ancien qui date du XVIIe siècle — à l’époque où les rivières elles-mêmes faisaient office de route!
C’était une bonne idée, emprunter le boulevard Père-Lelièvre, mais un nouveau point de fuite attire mon attention : le chemin de fer, le pont ferroviaire et la rivière. Un train passe et m’oblige à attendre. À regarder! C’est ainsi que je découvre une passerelle et le fameux sentier pédestre interdit aux vélos. Tant pis pour l’interdiction : je marcherai désormais tout en poussant mon vélo. Donc sans faire véritablement de vélo. Ainsi commence mon portage.
Souvent, j’utilise improprement le mot « portage » lorsque je veux signifier que le transport cycliste n’est plus possible en raison d’un chemin impraticable ou d’un obstacle routier, et que, pour continuer ma route, il me faut soit soulever ma monture, soit marcher tout en la poussant. Ainsi, pour être plus près de la Saint-Charles, je soulève mon vélo, le porte sur mes épaules, descends les marches qui mènent à la passerelle, puis je gravis d’autres marches. Ici, ma petite reine ne m’est plus d’aucune utilité. Nicolas avait bien raison.
* * *
Brun, vert, jaune : le pollen pullule et la luminosité papille. Le sentier des Saules monte, descend et se courbe en méandres. Il me fait traverser la rivière. Puis me fait joindre à nouveau l’autre rive. J’en suis étourdi. Mon vélo me semble lourd et ma gourde est presque vide. La soif me ronge. Pourtant, l’eau de la Saint-Charles coule tout près.
Fait étonnant : le sentier débouche sur la rue poussiéreuse du Haut-Bord, c’est-à-dire dans un secteur industriel de la ville. Le contraste saisit. Puis, cent mètres plus loin, un panneau indique la reprise du sentier. C’est le côtoiement de deux univers qui surprend : d’un côté de la rive se trouvent des cours industrielles bruyantes, et de l’autre, des cours résidentielles où des enfants m’envoient la main au passage. Une rivière sépare les deux univers!
Près de la maison O’Neill, une gentille dame s’enquiert de mon sort, pensant que le cycliste qu’elle croise est victime d’une crevaison… puisqu’il marche en poussant son vélo! Lorsque je remarquerai que des cyclistes roulent sur ce même sentier pédestre, je m’étonnerai de ma grande obéissance.
Après une heure de portage, je quitte le sentier vis-à-vis du parc des Saules. J’échappe à l’emprise de la Saint-Charles sans savoir qu’une semaine plus tard, c’est le lieu même d’où partira notre équipée de canotiers du secteur urbain, soit Christian, Éric, Gabrielle, Nicolas, Xavier, Yannick et moi.
* * *
Une semaine plus tard. Crème solaire, vêtements de rechange, lunch, sac au sec, kit du géopoéticien et florilège en tête. Sommes prêts à appareiller. En amont de notre point de départ se trouve un barrage, ce qui fait que le courant de la rivière est assez fort à l’endroit où Christian et Nicolas choisissent de mettre à l’eau les quatre canots jaunes Légaré. D’autant plus qu’un virage en épingle arrive rapidement. Méandre : nous devons être en alerte! Deux, trois coups de pagaie suffisent à prendre de la vitesse. Ensuite, tout est affaire de dérive. Jusqu’au prochain méandre.
En secteur urbain, le canot de rivière est en tout point semblable à la marche du flâneur de ruelles. C’est que nous dérivons à travers l’intimité des cours et des jardins. Des citadins assis dans des balançoires se surprennent à voir passer des canotiers alors qu’ils prennent le café matinal. Drôle de réveil! Les enfants chantent à travers le concert des tondeuses à gazon. Les marcheurs s’exclament vis-à-vis des flâneurs d’eau. Des conduits jettent l’eau de pluie dans la rivière. Des canards y badinent. Quelques déchets domestiques, dépôts sauvages. Des cordes aux arbres, des quais improvisés. On dirait presque des chalets en banlieue.
Fascination : notre rivière en rencontre d’autres! La Lorette et la du Berger. Dans cette dernière, Yannick et moi décidons de nous aventurer. Du Berger est étroite et bien vite nous décidons de rebrousser chemin. Ne pouvant faire demi-tour, il nous faut pagayer à l’inverse!
Plus tard dans la journée, j’apprendrai qu’une rivière affluente de la Saint-Charles fut canalisée dans les années 1950 et 1960 : la Lairet. À l’instar de plusieurs cours d’eau urbains, elle faisait office d’égout et la canalisation présentait la solution hygiénique. Subsistent aujourd’hui un parc et un parcours à l’embouchure, vis-à-vis de la pointe aux Lièvres.
* * *
Comment déséquilibrer le cours d’une rivière? En la coupant de ses affluents, de ses racines!
* * *
Le pied engourdi, en raison d’une position immobile prolongée, Xavier m’extirpe du canot lorsque nous accostons sur la berge pour la pause du midi. Les canots assoupis, nous découvrons le long du sentier de la rivière un champ rêveur, touffu d’herbes, de fleurs fraîches, bleues et jaunes. Pourquoi ce même tableau hydrographique n’évoque-t-il aucune effervescence poétique chez Louis-Jean Thibault dans son poème Rivière Saint-Charles :
Oserais-je avouer que la rivière, malgré ses nombreux
méandres,
ses berges aménagées pour la rêverie, n’a provoqué en moi
nulle effervescence poétique? […]
De retour sur l’eau, de nouvelles manœuvres nous attendent! Voir venir ce petit saut impossible à contourner. Comment le prendre? De quel côté? Au milieu? Pas le temps de penser, soyons vifs. « Accroche-toi bien, Yannick, on le prend de face! » La sensation d’être tombés d’une marche. Combien de rochers avons-nous frôlés ainsi, ou cognés, pour nous y être frottés de trop près?
La dépression que creuse la rivière et la présence d’arbres feuillus nous mettent à l’abri du vent. Mais plus nous approchons de la ville, plus les plans d’eau dégarnis, ouverts, nous exposent au vent de face. La rivière s’élargit et est peu profonde par endroits, si bien que ramer devient plus ardu. Les installations urbaines se multiplient : ponts ferroviaires ou routiers, passerelles, viaducs; maisons, appartements; des balcons et des quais, des berges où subsiste le béton. Et l’on joint bientôt la piste cyclable où affluent en ce samedi après-midi les citadins. Notre passage ne passe plus inaperçu. La rivière n’est plus l’intime ruelle d’eau que nous avons connue plus tôt, mais le boulevard, presque estuaire, où converge le cœur de la cité. Droit devant se dresse la cime du centre-ville : la sentinelle orchestre peu à peu notre sortie prochaine de l’eau, comme le ferait toute tour de contrôle pour des aéronefs. Le vent nous cause du fil à retordre et crée une trombe d’eau près d’un pont. La force du courant est difficile à maîtriser. Notre approche finale consiste à immobiliser nos embarcations dans la vase boueuse.
* * *
Suivre la rivière Saint-Charles comme un pèlerinage? Les 32 kilomètres de sentiers de la Saint-Charles, balisés par des repères, des panneaux indicateurs, des sculptures et des méandres, m’apparaissent comme des chemins sinueux de pèlerinage, non pas dans un sens religieux, mais plutôt dans un esprit vaste, ouvert et réflexif, disons géopoétique. Nous suivons une route d’eau, de la source à l’embouchure.
Ainsi, les marcheurs que je croise et salue aux chutes Kabir Kouba deviennent à mes yeux des pèlerins lorsque, après les avoir perdus de vue, je les rencontre à nouveau quelques heures plus tard. Nous nous saluons encore, au parc Chauveau, avec ce regard altéré par les mille détours de la Saint-Charles. S’ils ont marché depuis Wendake, moi j’ai pris ma voiture et j’y ai fait un autre segment. À chacun son chemin!
En géopoétique, on aime suivre les lignes de force du paysage. Parfois brisées, discontinues, disparues ou même imaginaires, elles nous permettent de cheminer dans un champ de possibilités. Elles nous apprennent à lire l’essentiel, à voir loin. Les lignes de la rivière Saint-Charles sont celles des méandres : de véritables lassos! Ce paysage que je tente de raconter, de cerner dans mon récit par l’entremise du vélo, du canot, de la marche, voire du pèlerinage, m’échappe encore. Il fuit vers un abyme paysagé plus vaste, un chemin qui marche encore plus loin!
La rivière dit : « Tu ne m’auras pas! » Et elle a bien raison!
Julien Bourbeau
(hors-concours)
(La Traversée — Atelier québécois de géopoétique)
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Une prière à la Kabir Kouba
Nous marchons le long d’une rivière, au fond d’un canyon aux flancs escarpés. Autour de nous, les eaux chantent. Ici et là, les sous-bois ont laissé éclore des champs d’épilobes.
Nous sommes une quinzaine de géopoètes à déambuler dans les splendeurs d’un début d’été, au cœur du secteur Chauveau de la rivière Saint-Charles. Aujourd’hui, « jour de la pêche », il y a d’innombrables amateurs qui sont venus taquiner la truite. Seul moment de l’année où les permis ne sont pas nécessaires. Au cours des jours précédents, on a ensemencé quelques milliers de poissons dans le cours d’eau. Les enfants s’en donnent à cœur joie; les grands-parents aussi, et bien des pères et des mères.
Nous nous dirigeons en amont de la rivière, vers la chute Kabir Kouba, à Wendake. Plusieurs conversations sont animées par la poésie et l’amour des mots. Quatre d’entre nous ont pris la peine de composer de courts textes à partir de différentes photographies qu’on leur a proposées, dont un splendide monolithe d’une dizaine de mètres de haut, tout en tuf, situé au beau mitan du courant. Nous faisons donc quatre haltes au cours d’une excursion qui doit durer un peu plus de deux heures, quatre moments de méditation afin de poser un regard nouveau sur les choses et les êtres. Instants magiques, hautement géopoétiques, dans l’harmonie de gens qui ont envie d’être ensemble, qui respirent et discutent ou se taisent et admirent. Toujours ensemble.
Voilà assurément un moment sacré de cette traversée de juin 2015, grâce à sa qualité, cette Qualité avec une majuscule dont traite Pirsig dans son Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes :
La morosité. Voilà le fond du problème. Quand on retire du monde la Qualité, on trouve un monde morose. L’absence de Qualité, c’est la morosité. […] La Qualité, ligne de faille infime et presque imperceptible, ligne illogique dans un univers logique, divise l’univers en deux avec une netteté presque incroyable. Ah! si Kant était encore vivant! Il aurait apprécié cette trouvaille à sa juste valeur. Cet orfèvre de l’analyse… Il aurait compris le secret de la Qualité, qui est de demeurer indéfinissable.
Non loin de la Kabir Kouba, les êtres, autour de moi, ont de toute évidence envie de profiter de ce pan de nature gardée sauvage en pleine ville. De fait, tout ce qui se passe autour de moi en ce jour me semble sacré, ce qui me met en prière. Je me dis que dans le monde québécois contemporain, on n’ose pas souvent prétendre que la marche collective pourrait à l’occasion représenter une réelle prière. Peut-être est-ce parce que, dorénavant, chez nous, on ne sait plus trop bien ce qu’est une prière…
Avant la conclusion de notre déambulation, nous avons rendez-vous avec une chanteuse et poétesse d’origine wendate, Andrée Levesque-Sioui, qui nous attend dans les escaliers frôlant la chute. Avec elle, dans une petite clairière, tout naturellement, nous formons un cercle, et malgré les cascades, tout près, nous entendons fort bien les propos de cette artiste qui nous salue, en français et en wendat, ajoutant tout de go qu’elle a une pensée pour le musicien qui devait être avec elle, mais qui n’a pu venir parce que son père est décédé deux jours plus tôt. À ce moment, un pic mineur vient se percher juste derrière elle, sur un tronc d’arbre. Andrée nous parle des cérémonies wendates qu’elle a vécues depuis quelques années, sur les bords du lac Ontario, alors que des ossuaires ont été transportés dans des lieux considérés plus sacrés. Tout un cérémonial profondément autochtone pour reprendre contact avec les ancêtres.
Puis elle amorce un premier chant, une ritournelle, en s’accompagnant au tambour, après avoir invité tout le monde à la suivre. Certains se sont assis pour former le cercle; d’autres sont restés debout. Mais sans couvrir la voix remarquable de la chanteuse, la plupart d’entre nous ajoutent leur voix à la sienne. Vient le charme! Agréable sensation qu’il se passe quelque chose de sacré. Une fois la chanson terminée, quelqu’un ose dire que c’était comme une prière, dans toute sa grâce. Certains ajoutent avoir eu le sentiment de vivre une espèce d’accomplissement. Clôture quasi parfaite d’une activité de groupe qui, au point de départ, ne devait être que profane.
Quand tout va, quand la joie règne, quand l’organisation fait que rien ne boite et que chacun parvient à trouver son destin le meilleur, pourquoi ne pas prétendre que l’activité en question était finalement hautement sacrée? Je sais bien que certains hocheront la tête négativement. D’autres admettent cependant que sous le signe d’un relatif hasard et d’une chanteuse wendate ayant été invitée à nous entretenir de sa culture tout en entonnant quelques chants, nous avons pu vivre un moment numineux.
Se pourrait-il que la société québécoise, dont la grande majorité des repères religieux sont maintenant en état de déliquescence, particulièrement depuis quelques décennies, ait plus que jamais besoin de la parole autochtone et de certains chants ancestraux pour renouer avec le véritable « sacré de la terre », celui qui donne tout son sens à une habitation plus harmonieuse des lieux et du temps?
Jean Désy
(hors-concours)
(La Traversée — Atelier québécois de géopoétique)
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Kabir Kouba blues
Qui remémore en silence
Du carquois de Donnacona la flèche du temps en canots d’écorce
Échos des totems parmi herbes, rives, panaches, calumets du Grand Conseil
Que sais-je des Iroquoiens, aujourd’hui autochtones, amérindiens
Ici même à Stadaconé comme au Tam Tam Café
Sur le bord de la rivière
Aux mille détours
Kabir Kouba blues
Qui chante avec les sans-abris, hier enfants de Duplessis
Portage de rames légendaires à grands coups de bréviaires et de commissions d’enquête
Indiens de Québec de tous les stades
Pluie de flèches au champ centre de l’Histoire
Jusqu’au Tam Tam Café
Sur le bord de la rivière
Aux mille détours
Kabir Kouba blues
Qui renoue les envols
De la plume d’oie à la plume d’aigle
Avec des oiseaux fabuleux dans les méninges
J’ai d’autres cordes à mon arc-en-ciel
Prière au Grand Esprit qui me dépasse
Jusqu’au Tam Tam Café
Sur le bord de la rivière
Aux mille détours
Kabir Kouba blues
Jean Dorval
Septembre-octobre 2017
finaliste
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Métamorphose
Longtemps, des rumeurs nous enjoignaient à nous en méfier… Nos ancêtres nous mettaient en garde contre cet être malsain au sang froid.
Ce long serpent géant étendait son long corps depuis le lac Saint-Charles jusqu’à la rive nord du fleuve Saint-Laurent. Inquiétante créature tortueuse et lugubre aux éclats obscurs et boueux, elle renfermait un cœur triste aux battements froids. Sa lymphe était chargée de diverses impuretés toxiques, charriées par l’inertie d’un flux fade et nocif. Sournoise, cette onde cherchait à s’insérer lentement entre les plis et les creux du terrain, toujours attirée vers les reliefs les plus bas.
Jadis, ce serpent se débattait dans le carcan de béton érigé par l’homme. Un sinistre scaphandre étouffant, dépourvu du moindre soupçon de vie et porteur de mort. Épandues le long de cette funeste gangue, les cendres d’incinération formaient un linceul noir qui s’étendait dans son sillon.
Heureusement, un jour, les hommes ont ouvert les yeux. Ils ont réalisé que cet être méprisé et évité avait pourtant un réel potentiel qui ne demandait qu’à s’exprimer. Toute sa personnalité était emprisonnée, emmurée dans un mutisme de déprime. Les hommes ont donc mis la main à la pâte, le cœur à l’ouvrage et beaucoup d’huile de coude pour lui redonner vie, l’assainir et l’extirper de cette torpeur polluée et polluante.
Lentement mais sûrement, les blocs de béton se sont évanouis, cédant place à une végétation renaissante. Ce serpent s’est alors mis à louvoyer entre les herbes hautes et les bosquets. Ses écailles ont alors commencé à iriser, à se vêtir d’éclats dorés, chatoyants sous le soleil.
À l’image du phœnix qui renaît de ses cendres, le morne serpent s’est redressé tel un fier cobra, inondé de vie et de vivacité.
Il est devenu l’acteur principal d’une nouvelle pièce de théâtre où s’égaie une foultitude d’acteurs secondaires : oiseaux, poissons, insectes, végétaux, champignons…
Il est le décor où foisonnent des milliers d’êtres, dans un air où embaument les fragrances de la vie : parfum des fleurs qui éclosent, effluves des grains de pollen disséminés, senteur de l’humus en décomposition…
Il est le tableau impressionniste aux flamboyantes couleurs, ponctué de tâches de teintes variées : celles des fleurs et des arbres, celles des plumages ravissants des oiseaux et des écailles scintillantes des papillons.
Il est le chef d’orchestre des chants de vie : le concerto du pépiement d’oiseaux s’allie au métronomique claquement sec d’un grand pic sur un tronc, et à l’harmonieux clapotis des grenouilles plongeant dans le miroir aux cercles concentriques.
Après l’avoir longtemps asphyxié, l’homme lui a redonné sa place. Une place légitime, dans toute la splendeur de Dame Nature.
De son côté, l’homme, lui, a su recouvrer une place saine, en symbiose avec ce nouveau décor.
Axelle Dudouet
finaliste
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Tuez-moi
Tuez-moi, comme bon vous semble peu importe
Esclave possédé ou sot que je sois
L’amour est patience et un don
L’amour est un sceau ergot dans l’âme
Oui, je veux ce volcan
Tuez-moi je mourrai
Tel un Ajanta je resterai debout
Visible dans la mémoire du temps
Telle une épitaphe, je serai l’enseigne
L’idiome de ceux qui ont su aimer
Ô Zambé â Tsengué!
Symphonie entre les êtres et les choses
Vous;
Maître de la métamorphose
De l’eau est venue la pierre;
De la pierre a jailli le feu;
Et du feu surgit Kiébé-Kiébé
Exaucez-moi; investissez-moi de tout feu
Kiébé-Kiébé père des hommes
Au fond des eaux et au-dessus des nuées
Pourquoi l’aversion odieuse de ma sœur
Et sa hantise honteuse
Peuvent-elles m’assigner au précipice?
Bertin Dzangue
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Une vision
Devant la photographie de Nicolas, j’observe les arbres jaunes et orange sous la grisaille.
Des eaux profondes de ma mémoire surgissent des sons, des odeurs et des visions. Un torrent printanier déchaîné. La fumée d’un feu de camp illégal. Un après-midi d’automne à flâner avec ma sœur en 2003.
Des canots d’écorce filent sur cette petite rivière. J’ai le goût d’embarquer et de filer vers le Nord.
Je ressens le désir que j’avais à 13 ans de remonter à pied cette rivière à contre-courant. C’est une tension vers le lointain qui surpasse le regard.
Tant de lectures sont possibles à la simple observation de cette photographie. Le paysage est un texte polysémique.
Ainsi, lorsque je regarde cette photo, je peux imaginer des jeunes qui tentent d’élucider le mystère des humanoïdes, tandis que des Hurons canotent pour se rendre jusqu’au lac Saint-Jean, en reprenant la rivière des Hurons au bout du lac Saint-Charles. Voilà ma vision.
Gabrielle Girard-Lacasse
(La Traversée — Atelier québécois de géopoétique)
finaliste
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Reviviscence
Ô combien tu as été malaimée
Dans tes haillons de fange et ta traîne poisseuse
Il t’a tourné le dos
L’infâme
Il a creusé des rides profondes
Dans ton visage de Madeleine honteuse
Qu’il a lui-même souillé
Princesse sauvage, dépossédée
Abandonnée dans ta turpitude
Tu es restée là, éplorée
Soumise à la tyrannie de l’Homme infidèle
Toi, l’amazone urbaine
Isolée entre les grandes artères agitées
Tu as cuvé longtemps ta déveine
L’haleine exhalant les cigarettes
Entre les bouteilles, ici et là, à la dérive
L’âme vagabonde, la prunelle glauque, le cœur esseulé
Tu as vécu la déchéance
Fagotée de détritus et ceinturée de bitume
Tu as vieilli bien avant le temps
Toi qui étais si tranquille et silencieuse, jamais en rien capricieuse
Tu étais la Belle qui dort
Puis, des bras t’ont embrassée, ont défait ton corsage bétonné
Et fait renaître les papillons en ton ventre
Te revoilà chantante, les hanches qui ondulent
La paupière qui oscille, radieuse, de nouveau frémissante
Impétueuse, toi, la belle endimanchée
Dans ta robe bruissante, de toutes couleurs, fleurie
Découvrant tes rives verdoyantes
Sous les caresses du vent, ta peau frissonne
Tu gonfles tes poumons verts, arbores tes côtes d’acier, cambres les reins
Et réintègres le lit de tes amours
Jusque dans les recoins humides et ombrageux de tes refuges amoureux
Tu renais enfin!
Comme une femme dans les bras de son jeune amant
Qui revit un deuxième printemps
Nadia Gosselin
finaliste
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Notes de carnet
Les canots épousent naturellement les courbes de la rivière.
Les canards attirent nos regards au point de détourner le canot de la veine d’eau.
Des escaliers descendent vers la rivière, et non l’inverse.
La rivière se fout des damiers de la ville; les murs de béton et les gazons ras se foutent de la rivière.
Dans l’arrière-pays, la rivière Saint-Charles rappelle les ruelles de Montréal.
Notre canot ne navigue pas en ligne droite, nos regards non plus.
Dans le trafic sur la rivière, les canoteurs se saluent et sourient, même sous le pont.
Hélène Guy
(La Traversée — Atelier québécois de géopoétique)
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Tours et détours
Jadis, je fus Nature. Merveilleuse, sauvage, puissante comme nature.
J’ondoyais à ma guise d’amont en aval, au gré des saisons, hivernales comme estivales.
Je coulais de source, je chutais, je cascadais, je serpentais.
Dans le fleuve, librement, je me déversais près du cap Diamant.
Les humains m’admiraient pour ma beauté, j’étais bien fréquentée.
La vie animale battait en moi, et près de moi.
La verdure alentour magnifiait mon parcours.
J’étais utile et affectionnée pour mes attraits innés.
Pendant nombre d’années, je valus tous mes détours.
Puis un jour, on me joua un bien vilain tour.
Près de mon embouchure, je devins Dénature.
On me malmena, on me noya, on m’emprisonna.
Perdues ma vivacité, ma liberté, ma notoriété.
Je coulai dans le béton, ignorée des piétons
Qui sans trop me voir, m’utilisèrent comme dépotoir.
En ville, mais juste en ville, je devins vile.
Et le vent tourna, on me réanima.
En aval comme en amont, j’eus à nouveau de bons poumons.
Aujourd’hui ainsi, je suis Renature.
Je bouillonne de vitalité, j’incarne la santé.
Sur toute ma longueur, je procure du bonheur.
Depuis longtemps découverte, je ne cesse d’être redécouverte.
Venez faire un beau tour, vous tomberez en amour!
Moi qui suis restée digne, je persiste et signe
De mon nom d’origine autochtone, que ma chute toujours fredonne,
Kabir Kouba,
« La rivière aux mille détours »
Monique Lachance
finaliste
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Traverser d’un coup de pagaie
Notre canot est le premier à toucher l’eau. Myriam s’installe à l’avant, moi à l’arrière. D’office, je suis nommée capitaine. Je ne manie pas encore la pagaie avec beaucoup d’aisance. À genoux, le dos bien droit, je manœuvre lentement, solennelle. Toute en courbes, la rivière me donne du fil à retordre.
samedi matin
les patineuses sur la Saint-Charles
doublent le canot
Elles marchent sur l’eau avec grâce, les bras en croix. Dans la langue de Shakespeare, on les appelle Jesus bug. On dit qu’elles communiquent entre elles en faisant des vagues. « Sauve qui peut! » écrivent-elles probablement, en zigzaguant autour de nous.
*
Le canot, comme une tête de flèche, pointe vers la berge. Nous suivons le lit arrondi de la rivière en traçant des droites. À entendre le merle siffler, on croirait qu’il se moque de nous. Même le bruant rit à gorge blanche déployée. Au babil des oiseaux se mêle soudain un bruit perçant de ponceuse. Les berges, de plus en plus feuillues, nous avaient fait oublier que la rivière coule dans des cours de banlieue.
miroitement
une brassée de draps blancs
à travers les branches
concert de tondeuses
traverser d’un coup de pagaie
un effluve d’herbe fraîche
entrer dans l’ombre
glisser en courbant l’échine
sous le pont
*
Les rives sont de plus en plus escarpées. Figés un mètre au-dessus de l’eau, de grands feuillus à l’écorce grise déploient leurs racines, comme des tentacules, et s’accrochent aux écorchis. Ce sont les arbres-krakens de la rivière Saint-Charles. D’un coup de pagaie, nous nous éloignons pour éviter le naufrage. Par endroits, les méandres ont des allures de bayous.
*
Sous les bons conseils d’Hélène, je commence à manœuvrer avec plus d’aisance. J’ai compris qu’une légère torsion du poignet me permet d’user de ma pagaie comme d’un gouvernail. J’assume désormais mon statut de capitaine.
eaux peu profondes
le canot glisse doucement
les algues se courbent
Les gestes de Myriam sont parfaitement coordonnés aux miens. Elle arrive à sentir quand je change la barre. D’un geste souple, elle soulève sa pagaie et la plonge de l’autre côté du canot. Trois petites gouttes tombent sur ses genoux.
Les arbres penchent de toute leur ombre sur l’eau. Leur reflet se touche presque, d’une berge à l’autre. La Saint-Charles s’est rétrécie en un filet de lumière.
*
Nous naviguons en pleine pouponnière. Une cane nous regarde passer. Ses six rejetons se cachent entre les branches d’un arbre, tombé à l’eau. Deux mâles pataugent un peu plus loin.
éclat de soleil
la coiffe du colvert
a des reflets bleus
Jean lance des gaufrettes au citron à la mère qui s’approche du canot. Du bout du bec, elle en prend une bouchée, la relâche et rejoint ses canetons. Nous nous éloignons en suivant le courant. Derrière nous, trois biscuits sans gluten flottent sur la rivière.
*
Il est midi. Plus ou moins. Je n’ai pas de montre. Aucune église ne sonne l’angélus, mais nos estomacs sonnent creux. Nous cherchons un endroit où accoster. La rivière lèche la rive gauche, mais le couvert forestier est un peu serré. La rive droite est encore trop escarpée.
Quand la pente s’adoucit, les maisons apparaissent, avec leurs escaliers de béton éclaté, avec leur quai de bois, avec leurs embarcations.
plage de sable
à l’ombre d’un mélèze
terrain privé
Quelques coups de pagaie encore avant de trouver un talus de sable roux. Pas de pancarte. Nous n’irons pas voir de l’autre côté de la petite butte. Des canots passent pendant que nous mangeons nos sandwichs. Il commence à y avoir du trafic sur la rivière.
*
Nous suivons paisiblement le cours de l’eau, saluons des familles, des couples, qui avancent à contre-courant. Les berges, toujours vertes, sont moins touffues. Au sortir d’une courbe, on aperçoit d’immenses pylônes électriques.
grésillement
sous les fils à haute tension
pagayer plus vite
*
Il faut quitter la rivière avant que le courant ne s’emballe et nous mène vers la chute Kabir Kouba. Nous rendons les embarcations, un peu à contrecœur. Quatre d’entre nous s’assoient devant la rivière, sur le terrain de Canots Légaré. Les autres partent chercher les voitures stationnées au lac Saint-Charles, où la journée a commencé. Je sors mon carnet pour noter mes impressions. Pendant la descente, mes mains, occupées à pagayer, n’avaient pas pu saisir le crayon.
Le silence concentré est interrompu par un insecte qui se pose sur le cou de Rachel. Il la chatouille de ses petites pattes jusqu’à ce que je me penche pour le cueillir. Il a la forme d’une coccinelle, mais est d’allure plus racée : sa carapace dorée est recouverte d’arabesques noires. Il longe mon doigt jusqu’au carnet, sur lequel il s’installe. Comme un funambule, le coléoptère, que nous baptisons Dior, marche pendant plusieurs minutes sur la tranche des feuilles.
*
Le lendemain, au déjeuner, Rachel me montre le site Internet où elle a retrouvé la trace de l’insecte. Ça ne s’invente pas!
sur le calepin
il esquissait le chemin
le calligraphe
Roxanne Lajoie
Hors-concours
(La Traversée – Atelier québécois de géopoétique)
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Le hasard et la naissance
à mon neveu Francis
Il m’aura fallu beaucoup de temps pour m’intéresser à la rivière Saint-Charles, pratiquement quarante ans. Cette rivière ne présentait pour moi aucun intérêt. Coulant entre deux murs de béton, son eau brune, boueuse et sombre laissait exhaler des odeurs fétides qui n’invitaient guère à la baignade ou à la randonnée. C’était un immense corridor gris et brun gluant, bordé de lampadaires tout aussi ternes. Quelques clochards y traînaient, tandis que les badauds y passaient en coup de vent. Ce n’était assurément pas un endroit pour se perdre ou pour flâner en toute tranquillité.
Bien sûr, enfant, j’y allais avec mes parents pour visiter une reproduction de la Grande Hermine, désormais disparue, ou, en hiver, pour patiner sur la longue patinoire érigée à même les glaces de la rivière. Toutefois, ce n’était pas la rivière que nous allions voir. Elle était certes là, mais nous ne la voyions pas, nous allions seulement patiner parmi les manteaux multicolores.
Il m’aura fallu un hasard et une naissance pour redécouvrir la rivière Saint-Charles.
Le hasard est survenu un jour de l’automne 2009, alors que j’avais rendez-vous sur la 3e avenue, dans le quartier Limoilou. Selon mon habitude, j’étais largement en avance. Pour tuer le temps, je me dirigeai vers la rivière Saint-Charles, plus précisément dans le secteur surnommé la place des Chicots, en raison de la présence de nombreux troncs d’arbres morts servant d’abris aux oiseaux.
Mes premières impressions étaient peu positives. Ma formation de géographe-historien me faisait surtout voir cette longue suite de transformations qui avaient marqué, au fil du temps, les rives de la rivière : les chantiers navals des XVIIIe et XIXe siècles, remplacés par l’univers industriel du XXe siècle avec ses usines de chaussures, ses tanneries, ses fabriques de colle, de pâte à papier, de cigarettes, de meubles. Toutes ces activités avaient souillé, pollué et transformé la rivière en un vaste dépotoir à ciel ouvert. Puis entre 1950 et 1970 étaient venues les solutions des aménagistes du territoire, notamment celle de bétonner les rives de la Saint-Charles pour non seulement contrer la pollution, mais aussi… améliorer l’apparence de la rivière! C’est ce qui arriva : la rivière fut emprisonnée dans des murs de béton. Il fallut attendre les années 1990 pour que l’échec du bétonnage d’une partie de la rivière se révèle pleinement. Débuta alors pour la ville de Québec un long travail visant à naturaliser et libérer les rives de la Saint-Charles.
Malgré tous ces efforts pour rendre à la rivière son aspect bucolique, je résistais à ses charmes, ne pouvant m’empêcher de penser que tout cela était artificiel, que toutes ces plantes et ces arbres avaient été plantés par la main de l’homme, jusqu’à ces troncs d’arbres morts posés là délibérément pour abriter les oiseaux.
Puis, sans que je m’y attende, une brèche s’ouvrit dans mon esprit : trois outardes venaient de se poser sur la rivière devant moi, avec la Haute-Ville en arrière-plan. Il m’est impossible de ne pas m’émerveiller à la vue d’outardes. Elles nageaient sur cette rivière que j’observais jusqu’alors d’un regard sceptique. Ces oiseaux ne se trouvaient pas là sans raison. Elles n’étaient pas non plus artificielles et n’avaient pas été planifiées par un quelconque aménagiste. Elles s’étaient réapproprié la rivière, sans obligation. J’ai pensé à leur vue qu’il faudrait bien que je vienne me promener le long de ces rives, malgré tout…
La naissance, quant à elle, fut celle de mon neveu, Francis, né en février 2010 à l’hôpital Saint-François d’Assise, situé à proximité de la rivière Saint-Charles. En m’y rendant, je passai en face du parc Cartier-Brébeuf, donnant sur la rivière. Les lumières du soir naissant, la blancheur immaculée de la neige et, en arrière-plan, la Haute-ville de Québec, formaient un paysage qui me surprit assez pour que je me dise « Wow! C’est magnifique. Il faut que je revienne ici l’été prochain, sans faute… »
Je n’ai pas manqué à ma parole et lors de l’été 2010, j’ai fait mes premières explorations de la rivière. Depuis, je retourne régulièrement le long des rives de la Saint-Charles, supplantant même mes promenades habituelles dans la Haute-Ville, sur les plaines d’Abraham, devenues pratiquement sans intérêt à mes yeux.
Ainsi, la rivière Saint-Charles est née pour moi en 2010, grâce à la naissance de Francis et par le fruit du hasard, qui, parfois, fait bien les choses…
Nicolas Lanouette
(hors-concours)
(La Traversée — Atelier québécois de géopoétique)
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Mille détours
Toi et moi nous bougeons dans nos poisons
Tu serpentes sans fin témoin des Nations je cours à ma perte
Mes pas sur tes rives notre mouvement linéaire
Mes traces de plomb mon geste littéraire
Nous ici toi Kabir Kouba moi nadir coup bas
Je m’épuise à épouser tes courbes de mes pas
Fatigué je m’arrête je saute dans ton lit je fais la grue
Debout dans ta boue je pue
Planté là dans les limons des sangs des mémoires
Je suis l’amant en amont qui avale tes fluides blessés
Couchée tu as de la fuite dans les idées
Mélange d’hymens éclatés d’incontinences de Blancs
En silence silence oublié de femmes disparues
L’histoire noyée étouffée débâcle séculaire
Cycle brisé des mercures forestiers
Ce que je bois de toi qui vient de moi me tue
Je m’éteins le long de nos aménagements de béton
Tu coules encore sous l’édredon municipal
Ce faisant tu t’évades bras cassé tu rampes dans la vase
Le lit du fleuve t’attend
Je reste là mort contemporain jaloux
Tu portes la vie dans ton ventre brun
On te reconnait pour ce que tu es
Force fragile aliénée
Notre regard urbain s’imprègne de respect
Enfin
Yannick Lepage
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Illumination
À l’aube, je me pose sur une pierre au bord de la rivière Saint-Charles. Un lot de canards apporte une bouteille en verre. La rivière est un coulis de la Terre qui m’apporte un colis en cette bouteille d’eau à la mer. Ces canards sont-ils le cortège d’un message pour moi? Je retire mes doigts de ma guitare, puis sauce ma main en jeu d’eau pour sortir cette bouteille de la rivière et voir s’il y a un papier à l’intérieur. Rien. Je l’ouvre par curiosité sous le regard flotté des canards, puis à ma grande surprise, il en sort une chanson! La rivière frissonne de rosée pour m’apparaître en muse et nous nous amusons en musique. Avec ce geste, je dépollue la rivière à ma façon, en déposant la bouteille à la poubelle pour me reposer les doigts sur ma guitare tout en chanson. Les petites plumes aux yeux magiques accompagnent ma mélodie dans ce beau grand frisson.
Depuis ce jour, je me promène avec ma guitare le long de la rivière Saint-Charles et joue au cormoran, au grand héron, au reflet du premier rayon de soleil qui embrasse le reflet du dernier morceau de lune que la rivière porte si bien. Je m’amuse comme une perle dans ce collier de la rivière en faune, en flore, avec les premiers « joggeurs » du matin… Merci ô rive âge d’hier au visage de demain.
Danick Lizotte
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Ô rivière Saint-Charles
J’entends tes couleurs, ô rivière
Et tes heures pleurent amères
Si je bouge zéro, le soir
Tes criquets m’appellent
Et des fleurs émerveillent
Là mes yeux en miroirs
Les années passent et me transpercent l’os
Et ton eau qui bougeotte nage fidèle
Quel esprit t’anime et t’arrose?
Est-ce une voix qui gronde, immortelle?
Car je sens ton souffle, ton aile
Bat les remous, et ton osmose
Venue au couchant du soleil
Agite la brume d’un ciel rose
Ô Rivière, ô!
Qui rit ou qui pleure
Sous tes nuages, je me sens si immense.
Laurent Marcoux
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Hurler par les racines
Pas de temps morts! Tout de suite, en regardant la photo, une souche hurlant par le tronc et les racines me crie au visage. C’est ma première impression. Je donne immédiatement au paysage une voix. L’élément aquatique, la flore, le minéral, le tellurique chantent.
Les petits rapides jacassent, s’emportent et sautillent jusqu’à éclabousser une écume mousseuse et blanche sur les cailloux de la berge, puis sur le sable, qui en garde une trace évanescente. L’escarpement qui enserre les clapotis de la rivière contient ses effusions, sa passion, et la fait durer en serpentant jusqu’au fleuve.
Que dit ce paysage?
Parce qu’une chose est sûre, il s’exprime haut et fort. Les yeux l’entendent d’abord, puis les oreilles. Ensuite, les pieds se posent dans le cadre de la photographie et avancent. L’un éprouve la rondeur des cailloux, l’autre dépose une trace sur le sable. Puis le corps s’accroupit devant la scène et hume le spectacle du monde en marche, du mouvement incessant des choses naturelles. Pour en revenir à cette souche hurlante, je l’imagine servir de symbole païen dans un rituel où des processions d’hommes et de femmes nues, à têtes d’animaux, improviseraient une danse syncopée autour d’elle, en accompagnant son cri. Les têtes d’orignaux, de renards, d’écureuils, de canards, de mésanges, de chouettes, d’ours et de carcajous sautilleraient sur les épaules des corps nus, en suivant le rythme des pieds tapant la peau du tambour de la surface de l’eau.
Ses racines peuvent aussi être vues comme les tentacules d’un monstre marin en train de danser très doucement dans l’air frais du soir, en se déhanchant à la manière d’un crooner. La musique provient du bruissement des feuilles et du ricanement du courant. Les couleurs vertes, jaunes et orange confèrent une ambiance de fête au décor. Les stries sur le rock sont les guirlandes qui ajoutent à l’atmosphère endiablée du lieu.
Je me tais et communie.
Xavier Martel
finaliste
(La Traversée — Atelier québécois de géopoétique)
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Ode à l’eau
Oooooooooooo (long)
o (pensif)
oh-oh-oh-oh (rire)
Ooh (surpris, pas l’fun)
o-o-o (faux rire)
ooO (fâché)
o-o (ça cloche)
oh (hautain)
oOo (ascenseur)
— o — (court, « ah bon »)
Wô (molo)
OoOoOoOOO (en montagne russe, déçu)
OOOOOoooooo (loup)
Ô ÔOOO Ô (romantique)
o-o-o-o (long haut, frappé à la gorge)
Ohhhhh (jouir)
OH-OH-OH (père noël)
Eau secours!
Hélène Matte 2017
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La Saint-Charles et moi
mes pieds sont engourdis dans les basses terres de Limoilou
toundra gelée
un soir de carnaval
du caribou pour la première fois
quand je donne des coups de patin sur la rivière
lièvre d’Amérique
les cuisses en feu
je glisse
en lettres attachées
sur la Saint-Charles
j’apprends à grimper les murs de pierre
au château d’eau de la jeune Lorette
inconscient du danger
debout sur le toit
je plonge les yeux dans le torrent
comme dans le ciel
des ricochets des étincelles des sirènes
mesures d’urgence
mon œil repère
au loin
du feu sur la rivière
une procession aux flambeaux
jusque sur le boulevard Père-Lelièvre
je dévale
la côte laurentienne de la 3e Avenue Ouest
du Colisée et de la Bastille
route linéaire à toute vitesse
ma bicyclette roule
jusqu’au parc de l’Anse-à-Cartier
savane de méandres et de toponymes
j’avale
les médicaments de la Stadacona
pendant que passe
rue de la Croix-Rouge
la Grande Hermine
Christian Paré
finaliste
22.
hier
nous étions là-haut
au sommet du plus haut gratte-ciel
centre de commandement
sans complexe
à travers la brume
nous attendions
une percée dans les nuages
regards avides
la ville réseau de fer de béton d’autoroutes au milieu le
méandre
tranchée naturelle
rivière mémoire
aujourd’hui
nous sommes embusqués
dans l’arrière-pays
au bord de la Saint-Charles témoin géologique
à l’ombre des ormes
nous apercevons la sentinelle immense incarnation
monolithe
point de repère stratégique
des troupes fonctionnaires
elle appelle
nous ne répondons pas
ici
à l’ombre des ormes
Christian Paré
-
Ce que la rivière Saint-Charles m’inspire
Cette rivière marque la frontière d’où je suis née et il me fallut bien des années avant d’oser quitter mon quartier pour la franchir seule afin de pénétrer le cœur bruyant de ma ville. Lorsque je tente de remonter le cours du temps pour me plonger dans ce que cette eau a abreuvé en moi, je vois dans ses variations saisonnières soumises aux forces stellaires le reflet de nos rapports mouvementés.
Enfant, je ne pouvais ne pas voir la maladie qui la menaçait. Ses effluves me semblaient être ceux d’un corps contaminé que la vie fuit peu à peu parce que coupée des sources régénératrices qui eurent pu la sauver. Je parcourais ses berges de bitume comme on frôle avec malaise les murs des corridors d’hôpitaux qui entassent les lépreux qu’on condamne sans compassion en trainant avec soi un cœur devenu trop coriace pour s’émouvoir devant un malheur trop grand. Je me souviens surtout d’un jour ensoleillé par un pique-nique au parc d’Iberville avec ma mère et des enfants du quartier qu’on lui avait confiés. Notre joie de courir en tout sens et en toute innocence arrêta sa course brusquement dans le filet du réel qu’imposa le repêchage mécanique du corps d’une femme. Je croyais alors que si un jour comme elle je mettais un pied dans cette eau, elle me perdrait à jamais.
Dans la vingtaine, terrifiée de ne trouver nulle part d’endroit pour y vivre pleinement, je me postais sur l’un des ponts qui l’enjambent, tiraillée dans mon désir d’appartenir à un monde de possibles que j’aurais voulu définitif et que mon métissage semblait vouloir me refuser. Cloué sur ce pont, mon cœur se tournait un instant vers l’Ouest pour embrasser le Nouveau Monde, ses vastes terres sauvages et l’avenir prometteur dans lequel se mirait mon âme assoiffée de sens. Mon cœur changeait alors subitement de cap pour se tourner vers l’Est afin de remonter jusqu’au fleuve qui mène au large, vers la terre de mes ancêtres et vers un passé racinaire que je cherchais désespérément à faire mien. Ainsi, je m’embourbais dans le lit vaseux de cette rivière comme dans un rêve dont on ne peut s’éveiller. Je croyais me voir alors de la manière la plus limpide qui soit, double et trouble, et prisonnière de ma chrysalide sur ce pont que ce cours d’eau agonisant laissait indifférent.
Mais du temps est passé et de l’eau sous les ponts. Bientôt, cet être fut délivré de sa prison pour qu’une seconde vie lui soit insufflée. Comme auprès d’un malade en rémission qu’on eut pu croire bientôt enterrer, on l’a soudain entourée de fleurs, de beauté et de bons soins. La vie aquatique que je croyais annihilée s’était faufilée confiante en son sein pour qu’à ma grande réjouissance, le regard aiguisé et précieux de ma petite fille guide le mien sur un banc de poissons glorieux! Nous riions et fêtions alors cet avènement comme celui de la tombée d’un masque grossier qui nous révèlerait enfin l’espérance qu’on croyait disparue.
Depuis, des témoignages affectueux d’artistes la bordent pour l’honorer. Je repense à cette petite classe tournée vers ce cours d’eau, vers cette maitresse généreuse qui, pourvu qu’on soit un peu attentif, nous libère de notre finitude par l’infini qui ruissèle en elle avec sagesse. C’est d’ailleurs à cet endroit précis, lors d’une balade nocturne et au détour d’éternelles quêtes existentielles, que mon désir d’enseigner la langue et la littérature me fut révélé.
Ariane Picard
(La Traversée — Atelier québécois de géopoétique)
(hors-concours)
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Cours, Cours d’eau
Cours, Cours d’eau! Sauve-toi!
Remonte le courant!
Remonte vers les nuages, là où toi seule ne meurs pas pour aller au ciel.
Toi, la transparente, on te couvre, malgré toi,
D’une ancre noire qui t’emprisonne lorsque l’encre s’écoule;
D’une rature noire, on t’efface.
Ne vois-tu pas ce qu’ils te font?
Je t’en conjure, va-t’en!
Ne dit-on pas qu’une personne se noyant ne peut en sauver une autre?
Laisse les baleines déchanter leur agonie
Frappées par les milliers de plastiques circulant, elles aussi essaient de sauver leur peau… en se suicidant sur les trottoirs de ces nouvelles routes du pétrole.
Laisse la vie derrière, Rivière, et va-t’en créer une nouvelle.
La fuite d’eau ne serait pas faiblesse.
Tandis qu’on te branche des intraveineuses de goudron et qu’on te martèle un nouveau rythme cardiaque assourdissant au creux de tes reins
Rivière, ne fais pas de ton lit ton cercueil, et sauve-toi
Avant qu’un malheureux te transforme en brasier et t’évapore pour l’éternité.
Peut-être,
Quand les humains auront goûté un aileron de requin dans sa mélasse entouré d’une algue ayant filtré tout ce qu’elle pouvait,
Quand ils auront tenté de rincer leur bouche avec leur propre boisson vinaigrée balsamique,
Quand ce sera la leur de vie qui partira à petit feu… par manque d’eau,
Quand ton lit asséché ressemblera à une autoroute et qu’ils crieront « Reviens! Reviens! »
Et qu’ils entendront leur propre voix faire écho sur les tuyaux plutôt que le chant des oiseaux qui venaient s’abreuver en ton sein,
Peut-être s’apercevront-ils, quand leurs visages agonisants seront collés sur le rivage d’une boue assombrie,
Que tes trottoirs ne sont plus marqués par les pas des autres animaux
Et que l’oiseau qui voulait faire sa toilette s’est retrouvé au piège lui aussi.
Ne t’inquiète pas pour moi, Rivière.
Je me souviendrai de toi, comme les soirs de printemps quand je me couchais, petite, angoissant sur mon avenir, et que j’ouvrais la fenêtre et que toi, comme une mère, tu murmurais :
« Sh! Chut! Tu m’entends, courant, mais si tu es sage, je reviendrai prendre tes larmes. »
Et moi, si je ne suis pas embaumée de microparticules, empaillée dans mes veines,
J’attendrai ce printemps où te me berceras encore, en m’endormant dans ton lit devenu le mien, apaisée de t’entendre à nouveau respirer :
« Sh! Chut! Tu m’entends, courant, forte du nouveau printemps.
Moi, Rivière, Sang de Terre-Mère,
Je serai de glace face à leurs cœurs de pierre
Et la rage qui bouillonne dans mes veines
Fera déchaîner toutes les saisons à la fois.
J’ai la mémoire de l’eau de milliers de combats évaporés
Et mes techniques de légitime défense seront foudroyantes et dévastatrices.
Ne t’inquiète pas des bêtises de tes frères et sœurs, car comme tout enfant le sait, n’y a rien de pire qu’une mer en colère.
Et pour toi, si tu es sage, je reviendrai m’abreuver de tes dernières larmes. »
Eve Pouliot-Mathieu
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Rivière Saint-Charles
Un univers dessine la beauté des saisons.
À l’appel de chaque pleine lune,
tu renvoies toutes les images
comme pour épuiser tes hiéroglyphes
sur l’histoire de Québec.
Et à la frontière du Saint-Laurent,
Tu ralentis.
Duardo Sylvestre
Merci à tous les participants!